Des nanomatériaux dans les masques ? La nouvelle saga belge qui rappelle bien des incohérences juridiques

En pleine pandémie mondiale du Covid-19, le gouvernement belge avait décidé en juin 2020 de procéder à la distribution gratuite de masques de protection en tissu auprès de la population. C’est la société luxembourgeoise Avrox qui était chargée de fournir 15 millions de masques pour un montant total de 32 millions d’euros HTVA à l’Etat fédéral. Il apparaît cependant, aux termes d’une analyse menée par l’institut belge de santé publique Sciensano, que ces masques contiennent des nanoparticules d’argent et/ou de dioxyde de titane, reconnues par la communauté scientifique comme pouvant présenter un risque potentiel pour la santé.

Il existe en Belgique un registre, instauré par l’arrêté royal du 27 mai 2014 relatif à la mise sur le marché des substances manufacturées à l’état nanoparticulaire, pour l’enregistrement et la notification des nanomatériaux. Ce registre est entré en vigueur le 1er janvier 2016 pour les substances contenant des nanomatériaux  et le 1er janvier 2018 pour les mélanges contenant ces derniers. L’entrée en vigueur de la notification pour les articles, définis comme « un objet auquel sont donnés, au cours du processus de fabrication, une forme, une surface ou un dessin particuliers qui sont plus déterminants pour sa fonction que sa composition chimique » reste encore à déterminer.

Les entreprises qui importent, produisent ou distribuent à des fins professionnelles des substances et mélanges considérés comme étant ou comportant des nanomatériaux selon la définition belge du terme devront enregistrer les substances et mélanges préalablement à leur mise sur le marché. Cet enregistrement consiste en la remise d’un certain nombre d’informations scientifiques et commerciales au Service public fédéral de la Santé. L’enregistrement nécessite par ailleurs une justification juridique de la confidentialité de certaines données, afin de préserver les secrets commerciaux ou techniques de l’entreprise. Chaque entreprise doit donc aussi mettre en place une politique de suivi et de coordination entre ses fournisseurs et ses propres clients professionnels, en ce compris sur le plan contractuel. L’enregistrement vise toute la chaîne de la mise sur le marché de nanomatériaux, sauf la vente aux consommateurs.

La question qui se pose ici est donc de savoir si les masques en tissu vendus par la société Avrox auraient dû être soumis à quelconque forme de traçabilité spécifique à la présence de nanomatériaux dans leur composition.

On relèvera que l’analyse communiquée par Sciensano traite les masques distribués par le gouvernement belge comme des masques revêtus de « biocides ». L’Arrêté royal du 27 mai 2014 exclu de son champ d’application les articles traités avec des biocides qui tombent sous le champ d’application du règlement (UE) 528/2012 du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 concernant la mise à disposition sur le marché et l’utilisation des produits biocides.

Tant les produits biocides que les articles traités avec un produit biocides sont soumis à une obligation d’étiquetage identifiant spécifiquement les nanomatériaux présents. Pour ce qui concerne les articles traités, l’article 58.3 du Règlement 528/2012 prévoit que l’étiquette reprend « le nom de tous les nanomatériaux contenus dans les produits biocides, suivi du mot «nano» entre parenthèses ».

Les masques mis sur le marché sont-ils des articles traités et leur étiquetage reprenait-il les mentions imposées par le règlement 528/2012 ? N’ayant pas eu ces masques entre nos mains, nous ne pouvons nous prononcer à ce sujet, mais l’interrogation est lancée.

Bien que la mise sur le marché de produits biocides soit hors du champ de l’arrêté royal du 27 mai 2014, il ne faut pas pour autant en exclure systématiquement l’application. En effet, les étapes qui précèdent le traitement des masques en tissu avec le biocide pourraient devoir être prises en considération et pourraient tomber sous le coup d’une obligation d’enregistrement.

En revanche et alors qu’elle est particulièrement pertinente dans le cas de masques mis sur le marché, l’obligation de notification des articles contenant des nanomatériaux n’est pas entrée en vigueur près de 7 ans après l’adoption de l’arrêté royal. Un tel retard signifie-t-il que cette obligation n’entrera jamais en vigueur ? Nul ne le sait. Si cette obligation de notification avait existé en juin 2020, la mise sur le marché des masques aurait-elle dû être notifiée ? Aussi surprenante qu’elle puisse l’être, la réponse est cependant négative. Elle appelle un commentaire plus particulier.

En principe, selon le régime juridique prévu et qui entrera peut-être un jour en vigueur, des masques en tissus contenant des nanoparticules seront considérés comme des articles au sens de l’Arrêté royal du 27 mai 2014, devant faire l’objet d’une notification au Service public fédéral de la Santé. Cette notification n’est cependant obligatoire que si 4 conditions cumulatives sont remplies :

  1. Une ou plusieurs substances manufacturées à l’état nanoparticulaire ont été incorporées dans l’article
  2. Une quantité de plus de 100 grammes d’au moins une de ces substances manufacturées à l’état nanoparticulaire est mise sur le marché au cours de l’année civile durant laquelle la notification a lieu
  3. Il ne peut pas être exclu que l’article rejette, dans le cadre d’une utilisation appropriée et raisonnablement prévisible, une fraction d’au moins une de ces substances manufacturées à l’état nanoparticulaire de plus de 0,1 pour cent de la masse initialement contenue dans l’article
  4. L’article est produit par la personne qui la met sur le marché ou est mis sur le marché exclusivement à destination des utilisateurs professionnels.

Il paraît surprenant que cette obligation de notification ne concerne que des articles mis sur le marché « exclusivement à destination des utilisateurs professionnels ». En effet, alors que le consommateur est sans doute le principal destinataire d’un article comme un masque en tissu, l’exclusion de toute notification lorsque des consommateurs sont les destinataires des articles est quelque peu incompréhensible. Nous pouvons également nous poser la question du régime juridique applicable lors de ventes « mixtes », destinées à la fois à des professionnels et des consommateurs, très nombreuses et logiquement aussi exemptées de notification si on se fie à l’adverbe « exclusivement » rajouté à la quatrième condition de notification.

La conclusion s’impose : les masques contenant des nanomatériaux ne pourraient en l’état être soumis au régime du registre belge des nanomatériaux. A contrario, la question du respect du règlement européen 528/2012 sur les produits biocides est pertinente et ne manque pas de soulever des interrogations sur l’effectivité même de l’obligation de mention de nanomatériaux lors de l’étiquetage des produits biocides et articles traités.

La saga des masques qui frappe à nouveau la Belgique ne fait que mettre en lumière la carence législative belge en matière de contrôle des produits contenant des nanoparticules. En effet, avec une notification qui n’est obligatoire que en cas de vente à des professionnels et un registre toujours inexistant en ce qui concerne les articles, la Belgique semble être passée à côté de l’objectif initial du registre alors qu’elle fut le troisième Etat membre de l’Union européenne à adopter un tel registre, faute d’harmonisation européenne en la matière.

Lorsque nous fûmes les premiers à commenter d’un point de vue juridique le registre belge des nanomatériaux (voir la liste de nos précédentes contributions au bas de l’article), nous avions relevé la fébrilité juridique du registre belge – au contraire du registre français adopté sur des bases que nous estimions solides. A vrai dire, peu de juristes ont prêté attention à la mise en place de ce régime ; les scientifiques furent eux plus nombreux à s’y intéresser.

Près de sept années se sont écoulées depuis l’adoption du cadre juridique du registre belge des nanomatériaux et les études scientifiques se sont multipliées. Si le temps du droit est intrinsèquement en décalage avec le rythme de l’innovation et des sciences, on ne peut toutefois qu’attendre des législateurs une capacité à anticiper et mettre en place des mécanismes juridiques appropriés. Tel n’est manifestement pas le cas ici.

A présent, nous ne pouvons que conclure à l’inadéquation de ce registre et du cadre juridique général, dans un contexte où la mise sur le marché d’articles contenant des nanomatériaux concerne certains nanomatériaux auxquels des risques ont été associés.

Il appartient aux acteurs concernés par la problématique de se positionner sur la question.

Anthony Bochon

Avocat associé (cabinet Gil Robles – San Bartolome & Associés)

Assistant et doctorant à la faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles

Nos précédentes contributions sur le sujet :

Notre premier article sur le registre belge publié le 29 juillet 2014 : https://www.lexgo.be/fr/articles/divers/divers/the-future-belgian-register-for-nanomaterials-what-companies-should-know-about-it,88277.html

Notre publication comparative le 16 mars 2015 sur les registres belge, danois et français : https://chemycal.com/news/73403e63-3194-4295-96a0-740c8b9bbee8/Do_you_need_to_register_your_nanomaterials_in_the_European_Union

Reprise de l’article sur Nanowerk : https://www.nanowerk.com/spotlight/spotid=37181.php?utm_source=feedburner&utm_medium=email&utm_campaign=Feed%3A+nanowerk%2FagWB+%28Nanowerk+Nanotechnology+News%29#ixzz3Cj218uh7

Interview du 1er octobre 2015 par la Chambre de commerce et d’industrie du Brabant wallon : https://www.ccimag.be/2015/10/01/enregistrement-des-substances-et-produits-chimiques-le-registre-belge-des-nanomateriaux/